Malaise au Parlement de Wallonie: fonctionnaires au bord de la crise de nerfs
Dans les couloirs du Parlement wallon, certains agents du greffe envoient désespérément des signaux de détresse. Ils dénoncent notamment une politique des ressources humaines « d’un autre siècle ». Témoignages.
Publié le 30-06-2022 à 22h00 - Mis à jour le 30-06-2022 à 22h08
Ils sont une centaine à travailler au greffe du Parlement wallon. Comme des coqs en pâte: un cadre de travail confortable, un niveau de rémunération que d’autres fonctionnaires pourraient leur envier et une institution qui a pris du galon en termes d’image, de performance et de crédibilité.
Pourtant, les témoignages affluent de l’intérieur. Ils racontent presque tous la même chose: " une ambiance de suspicion" , " une dynamique de sanction et de représailles", "un management toxique ".
Une minorité de pleurnichards? Des enfants gâtés et paranoïaques?
Loin du California gate
" Ils ont raison, dans Médor (*) , de parler du “greffe de la peur”. Il fait peur.Une seconde, il est normal. La seconde suivante, il hurle ", raconte une fonctionnaire du greffe.
"Il", c’est le greffier Frédéric Janssens, secrétaire général du Parlement wallon (lire l’interview ci-dessous: "On entretient une sorte de rumeur à bas bruit"). L’homme est réputé pour son niveau d’exigence, ses compétences et sa capacité à faire marcher la boutique mieux que personne avant lui.
Rembobinons. En 2009, quand Frédéric Janssens est retenu pour le poste, le Parlement wallon sort à peine du "California gate", cette mission calamiteuse outre-Atlantique, avec des élus en goguette peu regardants sur l’usage des deniers publics. L’institution elle-même n’a pas encore atteint sa maturité, à cette époque-là.
Et au greffe, c’était comment? " On faisait le boulot. Mais c’était un peu plan-plan, quoi. Ni innovation, ni recherche de performance ", reconnaît une fonctionnaire en place depuis longtemps.
Frédéric Janssens va changer ça en quelques années: " Il y avait des gens qui travaillaient déjà fort bien , admet-il. Mais le changement du Conseil régional wallon au Parlement de Wallonie n’est pas le résultat d’une génération spontanée. Ça ne s’est pas fait en un coup de baguette magique ".
Aujourd’hui, le Parlement tourne à 100 à l’heure et son administration est entrée de plain-pied dans le 21e siècle." Mais la gestion du personnel date d’un autre siècle ", entend-on.
Jusque-là, tout va bien
Elle est discrète. Et au bout du rouleau. Mais celle-ci parle quand même avec passion de son métier, de ses collègues. " Le greffe, c’est toute ma vie.Je lui ai tout donné. Et les agents sont fiers d’y travailler. Mais il n’a de cesse de les rabaisser, de les insulter. Il faut l’entendre parler aux gens. Ou parler des gens. Ce mépris…D’après lui, on n’a pas l’habitude de travailler. Ceci dit, il est charmant avec certains. En réalité, il a deux visages ", résume une ancienne.
Je ne pense pas être quelqu’un de fragile. Mais on finit par se voir soi-même comme une sous-m…
" À l’entendre, on est des fainéants, des incapables , confirme amèrement un collègue. C’est dégradant.On se fait engueuler… vertement. "
" Mais même quand il ne crie pas, ajoute un fonctionnaire, quelque chose de malsain s’instaure petit à petit. Au début, tout allait bien. C’était enthousiasmant, cet élan. Vraiment chouette! Et puis, les exigences sont devenues toujours plus importantes. Le travail n’est jamais à la hauteur. Je ne pense pas être quelqu’un de fragile. Mais on finit par se voir soi-même comme une sous-m… Et un jour, on s’aperçoit qu’on passe son temps à se justifier, à s’excuser. On ne sait pas toujours pourquoi. Quelqu’un peut être bien traité un jour et le lendemain jugé peu fiable. Et puis, il y a les représailles. "
«Collés, comme à l’école»
Ils en parlent tous, de ces "représailles". Notamment celle qui consisterait à "coller" un agent ou tout un service au-delà des heures de travail dans l’enceinte du Parlement." C’est une sanction. On ne sait pas toujours pourquoi. C’est assez insécurisant. "
Rien d’anormal à travailler tard les semaines d’activité parlementaire, si? " Bien sûr que c’est normal. Personne ne conteste ça. Mais parfois, on reste mobilisé sans raison. Parce qu’il est en colère ou parce que quelque chose l’a contrarié. Ou on est assigné à une tâche avec obligation formelle de la terminer ce soir-là, même s’il n’y a pas d’urgence.Comme à l’école ", raconte cet agent, perplexe. Qui, même loin de son supérieur, continue à dire respectueusement "Monsieur le greffier" quand il parle de lui.
Il y a quelque chose de mal fait, mais on doit deviner quoi
Ils sont aussi plusieurs à évoquer ces notes ou ces courriels, qui leur sont renvoyés sans explication. "Il y a quelque chose de mal fait, mais on doit deviner quoi. On corrige ce qu’on croit mal rédigé. Rebelote. Ca peut durer un moment comme ça… "
«L’incendie permanent»
" La pression, elle peut être justifiée, reconnaît un collaborateur. Il est précisé dans nos contrats que nous devons être disponibles à tout moment. Tout doit être traité dans des délais très courts. Il se l’impose et il l’impose à ses agents. Mais tout n’est pas justifié par une urgence" , analyse un fonctionnaire.
Je ne veux pas abîmer l’image du Parlement. C’est une boîte extraordinaire
" En voulant atteindre ses objectifs, il augmente la pression sur nous. Jusqu’à considérer que notre vie privée n’a pas d’importance.Si on ne répond pas à ses exigences, c’est ressenti comme une attaque contre lui.Mais on n’est pas des machines , soupire un collaborateur, qui pèse ses mots. Je ne veux pas abîmer l’image du Parlement. C’est une boîte extraordinaire. "
" Il peut aussi mobiliser tout un service pour commander le dernier smartphone ou la dernière tablette.Ou parce qu’une imprimante ne fonctionne pas. Finalement, c’est l’incendie permanent.Des gens craquent. Il y a une dizaine de personnes en maladie de longue durée.C’est burn-out sur burn-out. Et cette approche du personnel est à l’origine de pas mal de cas , estime une collègue. Avec un minimum d’empathie, il pourrait avoir tellement plus des équipes… Parce que si le tableau n’est pas totalement noir, humainement, le prix à payer est énorme. "
(*) En octobre 2021, Médor publiait 3 articles sur le greffe du Parlement wallon.
«On entretient une sorte de rumeur à bas bruit»
Dans son bureau du square Masson, le greffier du Parlement wallon répond aux critiques (lire ci-dessus). Un vieux feuilleton au «pitch» répétitif, selon lui.
Frédéric Janssens, des agents du greffe parlent d’un climat de peur, d’un «management toxique», de violences verbales, de représailles et de sanctions…
C’est exactement ce qu’on dit dans Médor (NDLR: trois publications en octobre 2021). J’ai eu l’occasion d’y répondre. Médor était déjà la resucée d’épisodes précédents. C’est un peu toujours la même chose. À défaut d’éléments plus précis, je n’ai pas l’intention de faire le commentaire du commentaire du commentaire…
La sanction la plus fréquemment évoquée consisterait notamment à devoir rester plus tard, sans tâche précise ou sans qu’une urgence l’impose.
Je voudrais bien savoir de qui il s’agit, la date, l’heure et le pourquoi.Je me permets de dire, avec tout le respect que j’ai pour les personnes qui se sentent maltraitées, que cela est faux. Il peut arriver qu’un dossier doive être terminé en urgence, qu’un agent pense à tort avoir terminé un dossier.Donc, oui, effectivement dans ce cas, il peut être demandé à l’agent de terminer son travail. Mais ce qu’on appelle des sanctions disciplinaires déguisées…Je ne gère pas de cette façon-là. J’admets volontiers que chacun puisse avoir son ressenti. Je respecte ça totalement. Mais faire d’un ressenti une évaluation permanente du greffier… Pour ma part, je suis évaluable par le Bureau. Je l’ai été. Et il n’y a pas d’autres évaluations à faire intervenir.
«On est considéré comme des fainéants, comme des imbéciles»… Ce n’est pas quelque chose que vous auriez pu dire, entre autres?
Tout le monde peut, à un moment, avoir un propos maladroit, déplacé. Les agents aussi, d’ailleurs. S’il y a une erreur d’appréciation, qu’est-ce qu’on fait?En tout cas, moi, je présente mes excuses. Plus fondamentalement, on s’exprime, on met les choses à plat. Je ne pense pas que c’est en entretenant cette espèce de rumeur à bas bruit, sans à un moment indiquer de quoi il s’agit, que l’on trouve des solutions.
Comment expliquez-vous alors que ces «rumeurs à bas bruit» ne se dissipent pas?
Parce que c’est une musique facile. Certains espèrent peut-être qu’on va revenir à un autre fonctionnement du Parlement. Je ne sais pas… Mais j’entends aussi beaucoup d’agents qui sont très heureux de travailler ici. Et qui, quand on évoque un «management toxique», se demandent de qui on parle. Ces critiques, toujours formulées de la même façon, ne sont jamais assorties de solutions. C’est comme aller chez le médecin en disant juste: «J’ai mal».Il aura du mal à trouver un traitement. Il faut des éléments.
Les agents savent qu’ils sont mobilisables à peu près tout le temps et que le travail doit passer avant tout. Mais ils disent être parfois mobilisés pour des caprices.
Du greffier…?
Oui. On m’a beaucoup parlé de vos exigences par rapport à l’informatique.Le moindre couac peut constituer une urgence qui mobilise toute un équipe.
Un exemple concret. Jeudi (23 juin), réunion du Bureau. Un membre du Bureau me demande un document. L’imprimante ne fonctionne pas.Pourquoi? Parce qu’un agent du service informatique a décidé de changer l’imprimante et ne s’est pas posé la question de savoir qui l’utilisait. Le problème, il est où? Chez le greffier ou chez l’agent qui a changé l’imprimante sans trop réfléchir? Quand lors d’une visioconférence vous êtes déconnecté au bout de 10 minutes, vous vous reconnectez. Quand à la visioconférence suivante vous êtes à nouveau déconnecté, je pense que c’est normal de s’en inquiéter. On vous dit qu’il n’y a pas de solution. Et puis, quand de façon un peu plus ferme, vous demandez une solution et qu’on la trouve, vous pensez quoi?Que c’est le greffier qui est capricieux ou qu’il y a un problème chez l’agent?
Il est aussi question de vos exigences en termes de matériel informatique personnel.
Que je changerais de tablette sans arrêt?
Ou de smartphone.
(Il montre son GSM) C’est un iPhone dernière génération. Un 13, c’est vrai. Pensez-vous que c’est le dernier modèle? Non. Pensez-vous que ce soit le plus cher? Non. De quoi parle-t-on? En revanche, me faire croire que pour commander un iPad il faut quatre mois… En réalité, vous vous rendez compte qu’on n’a pas passé la commande.
Vous auriez aussi l’habitude de renvoyer des notes que vous considérez comme mal faites sans préciser ce qu’il doit être corrigé. Avec parfois des allers-retours qui font perdre du temps.
Quand vous en êtes à la 5eversion et que ce n’est toujours pas bon… Mais je mets quiconque au défi de me montrer que, à un moment, j’ai renvoyé une note sans que l’agent sache (ou ait pu savoir précédemment) pourquoi il y avait une difficulté.
Vous ne le faites pas par pur sadisme…
Évidemment.Pensez-vous que, en me rasant le matin, je me demande qui je vais pouvoir embêter aujourd’hui? Quelle serait la valeur ajoutée pour le dirigeant que je suis? En revanche, faire en sorte que chacun devienne autonome pour arriver au résultat, ça, c’est mon job.
L’absentéisme est important.
Il n’est pas faible, mais il évolue plutôt à la baisse. La période n’est pas tout à fait idéale pour faire des statistiques. Il y a eu le Covid. Et c’est l’assemblée du pays où les députés questionnent le plus.J’entends que c’est affreux ce qui se passe ici. Mais il y a un paradoxe: c’est que ça fonctionne. En pouvant compter sur la bonne volonté persistante de nombreux agents. Ceux-là, ceux qui sont contents, fiers, qui mesurent le statut qui est celui des agents du Parlement, ceux-là ne vous appellent pas. Ils travaillent.
Il y a quelques semaines, nous avons pu réorganiser une journée du personnel. Quelle ambiance magnifique…Quelle journée merveilleuse! Et donc, ces gens vivant dans un climat de peur, de violence verbale, de crainte de représailles, viendraient s’amuser toute une journée sous l’œil du manager toxique, dans la joie et le bonheur, et feraient du VTTavec le manager toxique qui pourraient les pousser dans le ravin tant qu’on y est? Allez… Malgré tout ça, je travaille. Et j’ai l’intention de continuer.