La réconciliation belgo-congolaise, du «génie hardi» à la responsabilité historique
« Historique », le discours prononcé ce mercredi 8 juin 2022 par le roi Philippe à Kinshasa confirme la récente évolution observée dans l’approche de la mémoire officielle du passé colonial en Belgique. Retour sur soixante années d’un processus de réconciliation qui n’est toujours pas achevé.
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Publié le 08-06-2022 à 06h30 - Mis à jour le 08-06-2022 à 22h14
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En réaffirmant ses " plus profonds regrets " pour les " blessures du passé ", le roi Philippe poursuit ainsi le changement opéré depuis quelques années lorsque, en 2018, Alexander De Croo, alors ministre fédéral à la Coopération et au Développement, appelait à " cesser d’occulter les horreurs du passé et l’inacceptable ".
Cet appel avait marqué pour la Belgique le début d’une nouvelle évolution de la mémoire officielle de la colonisation. Il avait d’ailleurs trouvé un premier écho retentissant dans la lettre adressée par le roi Philippe au président Tshisékedi à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. À cette époque, déjà, le souverain de Belgique y évoquait ses " profonds regrets " suite aux " actes de violences et de cruauté ", aux " souffrances " et aux " humiliations " infligées au peuple congolais durant la période coloniale.
Depuis, " la reconnaissance progressive d’une responsabilité historique à l’égard du passé colonial ne semble plus véritablement mise en cause ", écrit Valérie Rosoux, docteur en philosophie et relations internationales de l’UCLouvain, dans une section du rapport rédigé par des experts en marge de la mise sur pied de la commission spéciale chargée, entre autres choses, d’examiner le passé colonial de la Belgique au Congo, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver (+ Consultez le rapport sur le site de la Chambre des représentants ici ).
Le député Groen Wouter De Vriendt, président de cette commission relève à ce titre le " moment fort et marquant dans l’histoire des relations entre les deux pays " que représente le discours prononcé ce mercredi.
" Exprimer les regrets profonds face à face avec le peuple congolais est historique , observe-t-il. Les mots utilisés – exploitation, domination, paternalisme, racisme et discrimination – sont des condamnations royales extrêmement fortes d’un colonialisme criminel. "
Soixante années d’une évolution non-linéaire
Il faut dire que l’évolution des autorités belges à l’égard du passé colonial est tout sauf linéaire.
Après avoir analysé les discours officiels prononcés par des dignitaires belges depuis la reconnaissance de l’indépendance du Congo, Valérie Rosoux identifie, toujours dans le rapport précité, cinq périodes plus ou moins distinctes.

1. Le «génie hardi»
Au début, seuls les bienfaits de la colonisation sont ainsi mis en exergue. C’est le temps du " génie hardi ", écrit Valérie Rosoux: les autorités belges louent le " génie créateur " de Léopold II. À commencer par le roi Baudouin 1erdans son discours prononcé lors de la cérémonie d’indépendance: " Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd’hui son couronnement, Il ne s’est pas présenté à vous en conquérant mais en civilisateur ."
L’indépendance du Congo est ainsi identifiée comme un " nouveau triomphe du génie colonial belge ", tel que l’écrit Jean-Luc Vellut, en 2000, dans " La Belgique et l’Afrique centrale de 1960 à nos jours ".
Mais les désenchantements hérités de l’indépendance conduisent la Belgique à peu à peu occulter le passé colonial dans les discours officiels.
2. Gène post-coloniale
Valérie Rosoux observe ainsi une tentative " d’échapper à la moindre accusation de néocolonialisme " de la part des autorités belges, écrit-elle.
Cette période est par ailleurs marquée par une désagrégation progressive des relations entre les autorités belges et le président congolais Mobutu.
En 1981, le Premier ministre belge Wilfried Martens tente cependant de raffermir les liens entre les deux nations à l’occasion d’un voyage à Kinshasa: " J’aime ce pays, sa population et ses dirigeants ", déclare-t-il. Mais cette embellie ne dure pas et les tensions reprennent de plus belle.
3. Génuflexions diplomatiques
Il faut attendre la fin des années 90 pour assister à un nouveau changement drastique dans l’attitude des autorités belges à l’égard du passé colonial. De quoi faire émerger peu à peu des " examens de conscience ".
Ainsi, à partir de 1999, le gouvernement de Guy Verhofstadt prône désormais " l’assomption critique de l’héritage colonial ", souligne Valérie Rosoux dans le rapport des experts. Le ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, veut quant à lui favoriser des " relations adultes " avec l’Afrique des Grands Lacs et formule des excuses " pour l’apathie et la froide indifférence du gouvernement belge de l’époque " dans le délicat dossier de l’assassinat de Patrice Lumumba (en 1961).
Sur un autre terrain, mais pas si éloigné, le Premier ministre Verhofstadt fait de même à Kigali en 2000, au moment de demander pardon " au nom de mon pays, au nom de mon peuple ", à la suite d’une enquête parlementaire initiée en 1996 et chargée d’analyser les facteurs ayant déterminé la politique de la Belgique dans les mois qui ont précédé le génocide au Rwanda.
4. Fermes injonctions
Mais ces positions connaissent un nouveau rebondissement à partir de 2004.
Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Karel De Gucht, change de ton et " suscite de vives polémiques en évoquant sans détour la corruption, l’impunité et la violence qui ravagent la RDC ", écrit encore Valérie Rosoux.
C’est ce que l’experte décrit comme le temps de " fermes injonctions ": pour De Gucht, " il importe de ne plus être complaisant ". Celui-ci considère en outre que "l e système d’exploitation mis en place sous Léopold II a pris fin avec la cession du Congo à la Belgique en 1908 ".
Dans le même temps, Armand De Decker secrétaire d’État à la Coopération et au développement, déterre les bienfaits de la colonisation: " Nous ne devons pas avoir honte, bien au contraire, de l’action coloniale que nous avons menée pendant 52 années ", déclare-t-il ainsi, avant de citer toute une série d’apports positifs que ces 52 années ont " offert e" au peuple congolais lors de l’indépendance.
5. Responsabilité historique
Dix ans plus tard, le discours a de nouveau changé.
À de nombreux échelons de la société civile aussi: l’heure est à la décolonisation et, plus encore, au renforcement des politiques d’inclusion .
Mais peut-on conclure que la Belgique, avec le discours prononcé par l’autorité royale ce mercredi, assume désormais pleinement sa responsabilité historique du passé colonial?
Pour Wouter De Vriendt, " Non. Le discours est historique, mais il y a une vraie nécessité au niveau des formes de réparations . "
C’est le travail qui attend désormais – à partir de fin juin – la commission, laquelle " n’évitera pas la question des excuses ", garantit le député.