T’zée, vie et chute d’un dictateur
Brüno et Appollo font revivre, le temps de sa fin de règne, la figure dictatoriale de Mobutu dans un savant mélange entre fiction et documentaire.
Publié le 23-05-2022 à 06h00
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Le 16 mai 1997, Joseph-Désiré Mobutu quittait, en catastrophe, le Zaïre à bord d’un vol d’Air Maroc, mettant un terme à plus de 30 ans passés au pouvoir. 25 ans plus tard, presque jour pour jour – le bouquin est sorti le 6 mai –, sort un roman graphique venu tricoter autour de son règne contesté une histoire aux contours universels, celle d’un dictateur mégalomane qui aura connu une irrésistible ascension, puis une chute inévitablement brutale.
Ici, l’oppresseur ne s’appelle pourtant pas Mobutu. Pas par prudence, mais parce que cet ouvrage est autant une transposition moderne et africaine du Phèdre de Racine que de la vie et la drôle d’œuvre de l’ancien président zaïrois. " Ça fait 10 ans qu’avec Appollo, mon scénariste, on voulait raconter cette histoire, souligne Brüno, le dessinateur. Et on trouvait que le texte de Phèdre pouvait parfaitement s’adapter à un régime dictatorial finissant. Mais on aurait pu le transposer à la fin de l’URSS, au régime de Pinochet, voire à la Russie de Poutine. "
Mobutu est donc devenu T’zée, raccourci " africanisé " de Thésée, roi athénien dont la femme, Phèdre donc, était amoureuse du fils, Hippolyte, né d’un précédent mariage. Un triangle reconstitué ici, avec la belle Bobbi, seconde épouse du dictateur local, une jeune femme élevée selon les codes de son époque, où la beauté peut être un ticket d’entrée vers une vie meilleure, et désormais tiraillée par cet amour impossible et né sur les ruines d’un pays qui se meurt, lassé de son tout-puissant potentat.
Un personnage fascinant, que ce T’zée, mais pour lequel Brüno et son comparse n’ont toutefois nourri aucune fascination: " I déologique, en tout cas, insiste le premier. Par contre, ce genre de dictateur produit, par sa mégalomanie, une forme d’œuvre graphique et visuelle qui, elle, est fascinante. Et va jusqu’à infuser l’art et l’architecture, au-delà des crimes horribles perpétrés: c’est le réalisme socialiste soviétique, les uniformes nazis ou, chez Mobutu, la toque léopard. "
Mi-fiction, mi-documentaire, et finalement rien de tout cela, T’zée, une tragédie africaine est une œuvre puissante, aussi né de la fascination de son scénariste, Apollo, pour la littéraire africaine francophone et pour un continent où il vécut longtemps, notamment comme professeur de français expatrié à Kinshasa.
Ce qui lui permet d’adopter, via la figure ambivalente – mais elles le sont toutes – d’Hippolyte, un point de vue typiquement africain, où les croyances, coutumes et esprits locaux occupent une part importante, qui ne relève jamais du "folklore". ": On ne voulait pas, appuie Brüno, à qui l’on doit des projets passés aussi emballants que ‘‘ Tyler Cross’’ ou ‘‘ L’homme qui tua Kris Kyle ’’, d’un héros blanc occidental, qui servirait de fil conducteur et permettrait au lecteur de s’identifier, comme c’est souvent le cas. On voulait au contraire évacuer ce point de vue au maximum pour nous concentrer sur des acteurs qui font partie intégrante de leur propre tragédie ."
Le double dilemme du sang
Un angle d’attaque qui permet aussi de questionner ces régimes dictatoriaux, et la difficulté, pour ceux qui en héritent, d’en sortir. À l’instar d’un Hippolyte non seulement culpabilisé par l’amour que lui porte sa (jeune) belle-mère, mais également écartelé par un devoir de fidélité envers sa lignée de sang et le constat, sans appel, que son "empire" s’est aussi (et surtout) construit, là aussi, dans… le sang, mais dans celui de son peuple.
" C’est, estime finalement Brüno, qui prépare désormais un nouvel ouvrage avec son vieux compère Fabien Nury, toute l’ambiguïté de ces dirigeants ou de leurs descendants qui ont fait leurs études en Europe, y ont été confrontés à certains progressismes, mais qui, quand ils reviennent dans leur pays, se trouvent alors en porte-à-faux par rapport au pouvoir. Et le pouvoir, ici, en l’occurrence, c’est son père! "
«T’zée, une tragédie africaine», Appollo/Brüno, Dargaud, 160 p., 22.50 €.