Valentine Oberti (Mediapart): «Une façon de balayer devant nos portes»
Jusqu’au 13 mai, le 14e festival Millenium, entreprend de nous parler du monde à travers des docus engagés. À l’instar de celui de Valentine Oberti, « MediaCrash », qui évoque le difficile combat des médias made in France pour demeurer indépendants. Interview.
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- Publié le 05-05-2022 à 08h00
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Pinault, Arnault, ou encore Bolloré: les grandes fortunes françaises ont développé, depuis quelques années, un insatiable appétit médiatique. Si bien que pour beaucoup, la chose est acquise: les médias sont vendus au grand capital, et leur indépendance a minima sujette à caution. Dans MediaCrash, qui a tué le débat public? , un documentaire qu’elle a réalisé et dont elle débattra vendredi avec les spectateurs du Millenium Festival (voir ci-dessous), la journaliste Valentine Oberti dresse un état des lieux parfois inquiétant de sa santé, racontant même les pressions qui l’ont poussée, en 2020, à quitter la rédaction de l’émission Quotidien pour retourner chez Mediapart . Interview.
Valentine Oberti, les empires médiatiques dont vous parlez ne résultent-ils pas d’une spécificité française?
Ce qui est spécifique en France, c’est que ceux qui possèdent les grands médias privés sont des personnes qui ont fait fortune dans une autre activité, que ce soit le luxe, le bâtiment, la téléphonie ou la vente d’armes, et que ces industriels ont ensuite décidé d’investir dans les médias. Or, selon moi, un média, qu’il soit privé ou public, doit poursuivre un but d’information, d’intérêt général…ce qui n’est pas forcément compatible avec les activités de ceux qui les contrôlent: quand on est la famille Dassault et qu’on vend des armes, on s’assure, en achetant le Figaro, que les coulisses des ventes d’armes ou les questions éthiques que cela pose ne se retrouvent pas dans ses colonnes…
Sauf qu’un média ne se gère pas comme une entreprise «classique»…
Exactement. Rien que pour des questions de rentabilité, déjà: l’information peut ne pas être rentable, et demande pourtant beaucoup d’argent. Ce qui n’empêche pas son «utilité sociale». L’intérêt de ces patrons n’est toutefois pas toujours uniquement économique, mais aussi politique, voire idéologique: ils veulent avoir un levier d’influence, voire peser sur la vie de la cité avec, par exemple, le cas Éric Zemmour: en le propulsant tête d’affiche de son empire médiatique, il l’a aidé à propulser sa candidature à l’élection présidentielle. Alors, certes, il n’a fait que 7%, mais c’est beaucoup quand on sait que des partis plus installés comme le PS ou Les Républicains n’ont même pas atteint la barre des 5%. Et ces 7%, ils sont de la responsabilité des médias, qui lui ont permis d’accéder à une tribune quotidienne pendant plusieurs années, et ont ainsi construit un phénomène médiatique qui a pu, ensuite, se convertir dans les urnes.
La sous-question posée dans le titre du film, c’est: «Qui a tué le débat public?». Le premier nom qui vient à l’esprit, c’est justement celui de Vincent Bolloré, non?
Bolloré est spécifique pour plusieurs raisons: il a certes un appétit insatiable, et sa conquête des médias semble ne pas devoir s’arrêter. Mais il poursuit aussi un but idéologique. Je ne sais pas si ça fait de lui le grand méchant loup, mais il est la figure la plus symptomatique de la concentration des médias: il synthétise tous les problèmes que ça pose, qu’il s’agisse de la question de leur financement, ou du pluralisme interne et externe.
On parle beaucoup de «merdias», aujourd’hui, pour mieux dire la défiance du grand public à l’égard de la presse: comment renouer la confiance au regard de cet état des lieux?
On m’a déjà beaucoup posé la question depuis la sortie du film en France (NDLR: en février). Et je comprends qu’on soit tenté de dire «tous pourris, on ne peut plus faire confiance à personne» Mais à ceux-là, je réponds qu’avec ce film, nous tendons une sorte de miroir à notre profession. C’est, aussi, une façon de balayer devant notre porte, de faire notre autocritique et de montrer ce qui défaille, nos erreurs, nos défauts, et les choses que nous devons encore protéger en tant qu’écosystème. Ça peut, à court terme, encore accentuer cette défiance. Mais il n’y a qu’ainsi qu’on pourra renouer le lien avec le public.
L’avenir, ce sont de petites structures médiatiques avec un fonctionnement à la Mediapart?
C’est une réponse possible, et plus il y a de médias qui se créent, plus la démocratie et le pluralisme sont préservés. Mais il n’y a pas dix Mediapart, qui est modèle rare de réussite, en France: pour de jeunes médias, c’est difficile d’être rentables. Et combien n’ont pas été rachetés, parce qu’ils étaient déficitaires, par des propriétaires qui n’ont pas l’intérêt général pour but? Or, un bon reportage, une bonne enquête, c’est du temps, donc de l’argent. Et l’argent, c’est ce qui peut faire perdre son indépendance à un média.